jeudi, février 05, 2015

Texte de Fichte : "Considérations sur la Révolution française"

Une présentation très approfondie de ce texte passionnant est consultable ici.



Préface

La Révolution française intéresse ce me semble l'humanité tout entière. Je ne parle pas des conséquences politiques qu'elle a eu pour la France aussi bien que pour les États voisins et qu'elle n'aurait peut être pas produites si ces derniers ne s'en étaient mêlés de leur propre chef et n'avaient eu en eux-mêmes une confiance irréfléchie. Tout cela est beaucoup en soi mais n'est rien au prix de quelque chose d'incomparablement plus important.
Tant que les hommes ne seront pas plus sages et plus justes, tous leurs efforts pour se rendre heureux seront inutiles. Ils ne sortiront des cachots du despotisme que pour s'entretuer avec les débris de leurs chaînes. Mais ils seraient trop à plaindre si leur propre malheur ou si le malheur d'autrui les avertissant à temps ne pouvait les ramener enfin à la sagesse et à la justice. Aussi tous les événements de ce monde me paraissent-ils des tableaux instructifs que le grand Instituteur de l'humanité expose devant elle afin qu'elle y apprenne ce qu'elle a besoin de savoir. Non qu'elle l'apprenne d'eux - nous ne trouverons jamais dans l'histoire du monde que ce que nous y aurons mis d'abord nous-mêmes - mais en s'appliquant à juger les événements réels elle tire plus aisément d'elle-même les trésors qu'elle recèle. C'est ainsi que la Révolution française me semble être un riche tableau sur ce grand texte les droits de l'homme et la dignité de l'homme.
Mais le but n'est certainement pas qu'un petit nombre d'élus sachent ce qui mérite d'être su et que dans ce petit nombre un plus petit nombre encore agisse en conséquence. La science des devoirs, des droits et de la destinée de l homme au delà du tombeau n'est pas le privilège exclusif de l'école ; le temps viendra où les gardiennes de nos enfants leur apprendront à parler en leur inculquant des idées justes et précises sur les deux premiers points ; où les mots devoir et droit seront les premiers qu'elles les exerceront à prononcer et où cette terrible parole « Cela est injuste » sera le seul châtiment qu'elles leur appliqueront. Que l'école se contente donc de garder avec honneur les armes dont elle a besoin pour défendre ce bien commun de l'humanité contre tous les sophismes ultérieurs qui ne s’élèvent que dans son sein et qu'elle seule pourrait répandre au dehors mais que les résultats mêmes soient communs comme l'air et la lumière. Ce n'est qu'en propageant ces résultats ou plutôt en écartant les tristes préjugés qui les ont jusqu'ici empêchés de se développer dans les âmes que ses propres connaissances deviendront vraiment claires vivantes et fécondes. Tant que vous parlez de ces choses dans vos écoles avec des gens du métier et suivant la forme prescrite cette forme vous fait illusion aux uns et aux autres une fois que vous êtes d accord là dessus vous vous adressez réciproquement des questions auxquelles il vous serait difficile de donner une réponse claire. Mais introduisez dans vos entretiens sur la conscience sur le juste et l'injuste une mère éprouvée par les douleurs de l'enfantement et accoutumée à l'éducation des enfants, un guerrier  blanchi au milieu des dangers, un digne campagnard et vos idées gagneront en clarté en même temps que vous éclaircirez les leurs.
Mais ce n’est pas encore là le plus important. [A quoi bon ces lumières si elles ne pénètrent pas en général dans la vie. Et comment peuvent elles y pénétrer si elles restent étrangères à la plus grande partie des hommes ?] Les choses ne peuvent demeurer comme elles sont actuellement, j'en ai pour garant cette étincelle divine qui brille en notre cœur et qui nous reporte vers un être souverainement juste et souverainement puissant. Attendrons-nous pour bâtir que nos cabanes aient été emportées par le torrent débordé ? Voulons-nous faire des leçons sur la justice à de farouches esclaves au milieu du sang et des cadavres ? Il est temps de faire connaître au peuple la liberté, il la trouvera dès qu'il saura ce qu'elle est et de cette manière il n'embrassera pas la licence au lieu d'elle et ne reculera pas de moitié en nous emportant avec lui. Il n'y a pas de moyen capable de défendre le despotisme ; peut-être en est-il quelqu'un pour persuader le despote de s'affranchir de sa longue misère (car en nous faisant du mal il se rend encore plus malheureux que nous) et de descendre vers nous et de devenir le premier entre des égaux. En tous cas il y a un très sûr moyen d'empêcher les révolutions violentes mais il n'y en a qu'un c'est d'instruire solidement le peuple de ses droits et de ses devoirs. La Révolution française nous fournit à cet égard des indications et des couleurs propres à rendre le tableau éclatant pour les yeux les plus faibles une autre révolution incomparablement plus importante que je n'ai pas besoin ici de désigner autrement nous en a fourni la matière.


Les signes du temps ne sont pas en général restés inaperçus. Certaines choses sont devenues la conversation du jour auxquelles on ne songeait pas auparavant. Des entretiens sur les droits de l'homme, sur la liberté et l'égalité, sur la sainteté des contrats, sur la religion du serment, sur les fondements et les limites des droits d'un monarque viennent quelquefois dans des cercles brillants ou obscurs détourner la conversation des modes nouvelles et des vieilles aventures. On commence à s'instruire. Mais le tableau que nous avons devant les yeux ne sert pas seulement à notre instruction il nous donne aussi l'occasion de sonder exactement les esprits et les cœurs. D'une part l'antipathie pour toute indépendance de la pensée le sommeil de l'esprit et son impuissance à suivre même une courte série de raisonnements, les préjugés et les contradictions qui se sont répandus sur tous nos fragments d'opinions ; d'autre part les efforts de certaines gens pour qu'on ne dérange rien à leur douce existence, l'égoïsme paresseux ou insolent, la peur de la vérité ou la persistance à fermer les yeux quand sa lumière nous contrarie... tous ces vices ne se révèlent jamais plus manifestement que quand il est question de ces objets si lumineux et d'une portée si générale les droits de l'homme et les devoirs de l'homme. Contre le dernier de ces maux il n'y a point de remède. Celui qui craint la vérité comme son ennemie celui-là saura toujours la tenir à distance. Elle a beau le suivre dans tous les coins et recoins où il se cache, il trouvera toujours un nouvel abri dans le fond de son cœur. Quiconque a besoin d'une dot pour épouser la beauté céleste n'est pas digne d'elle. Si nous cherchons à faire entrer un certain principe dans ton esprit ce n'est pas du tout parce qu'il est le principe mais parce qu'il est vrai ; si le contraire était vrai nous t'inculquerions le contraire parce qu'il serait vrai et sans nous préoccuper de sa nature ou de ses conséquences. Tant que tu ne te formeras pas à cet amour de la vérité pour elle-même tu ne nous seras bon à rien car cet amour est la première préparation à celui de la justice pour elle-même ; il est le premier pas vers la pureté du caractère ; ne te vante pas de la posséder tant que tu n'as pas fait ce pas. Contre le premier mal - je veux dire contre les préjugés et l'inertie de l'esprit - il y a un moyen : l'instruction et l'aide d'un ami. Je voudrais être cet ami pour celui qui en aurait besoin et n'en trouverait pas de meilleur sous la main. Tel est le motif qui m'a fait écrire ces feuilles. J'ai indiqué soit dans l'introduction, soit dans le second chapitre, le plan de mon travail. Ce premier volume ne devait être qu'un essai et c'est pourquoi j'ai déposé la plume après avoir écrit la moitié du premier livre. Il dépend du public que je la reprenne, ne fût-ce que pour achever ce premier livre. En attendant la nation française pourrait bien nous fournir une plus riche matière pour le second qui doit fixer les principes nécessaires à l'appréciation de la sagesse de sa constitution. Si ces feuilles viennent à tomber entre les mains de vrais savants, ils verront très aisément sur quels fondements je me suis appuyé ; pourquoi, au lieu d'adopter une méthode strictement systématique, j'ai conduit mes pensées suivant un fil plus populaire ; pourquoi je n'ai jamais déterminé les principes avec plus de précision que ne l'exigeait le besoin du moment ; pourquoi j'ai laissée çà et là dans le style plus d'ornement et de feu qu'il n'était peut-être nécessaire - et ils comprendront qu'une appréciation véritablement philosophique de ce travail ne sera guère possible que quand le premier livre sera terminé. Quant aux lecteurs ignorants ou à moitié savants j'ai encore quelques remarques extrêmement importantes à faire sur la circonspection avec laquelle on doit user de ce livre 1. Si après tout ce que j'ai dit jusqu'ici j'assurais encore à mes lecteurs que je tiens pour vrai ce que j'ai écrit je ne mériterais plus d'être cru. J'ai écrit avec le ton de la certitude parce que c'est fausseté que de faire comme si l'on doutait quand on ne doute pas. J'ai mûrement réfléchi sur tout ce que j'ai écrit et c'est pourquoi j'ai des raisons pour ne pas douter. Or il suit bien de là que je ne parle pas sans réflexion et que je ne mens pas mais il ne s'ensuit pas que je ne me trompe point. J'ignore si je me trompe ou non tout ce que je sais c'est que je voudrais ne pas me tromper. Mais quand je me serais trompé cela ne ferait rien à mon lecteur car je ne voudrais pas qu'il acceptât mes assertions sur parole mais qu'il réfléchît avec moi sur les choses dont je lui parle. Fussé-je assuré que mon manuscrit contînt la vérité la plus pure et la plus clairement exposée je le jetterais au feu si je savais qu'aucun lecteur ne dût se convaincre de cette vérité par sa propre réflexion. Ce qui serait vérité pour moi parce que je m'en serais convaincu ne devrait être pour lui qu'opinion illusion préjugé tant qu'il n'en aurait pas encore jugé par lui-même. Un Évangile divin même n'est vrai que pour celui qui s'est convaincu de sa vérité. Or quand mes erreurs ne seraient pour le lecteur je demande instamment qu'on ne néglige pas ces remarques qu'une occasion de découvrir lui-même la pure vérité et de me la communiquer il serait et je m'estimerais moi-même assez récompensé. Quand elles n'auraient même pas cet avantage si seulement elles l'exerçaient à penser par lui même le profit serait déjà assez grand. En général un écrivain qui connaît et aime son devoir a pour but d'amener le lecteur non pas à croire à ses opinions mais seulement à les examiner. Tout notre enseignement doit tendre à réveiller l'indépendance de la pensée - autrement dit nous faisons un dangereux présent à l'humanité en lui offrant le plus beau de nos dons. Que chacun juge donc par lui-même - s'il se trompe peut-être en commun avec moi j'en suis fâché ; seulement qu'il ne dise pas que je l'ai trompé mais qu'il s'est trompé lui-même. Je n'ai voulu dispenser personne de ce travail de penser par soi-même, un écrivain doit penser devant ses lecteurs mais non pour eux. Donc quand même je me serais trompé le lecteur n'est pas du tout obligé de se tromper avec moi ; mais je dois aussi l'avertir de ne pas me faire dire plus que je ne dis réellement. Il trouvera dans le cours de ce livre des propositions qui seront plus tard mieux précisées comme le livre n'est pas fini et qu'il y manque encore d'importants chapitres, le lecteur peut bien attendre que les principes qui y sont déjà posés soient déterminés d'une manière plus précise encore par leurs applications ultérieures ; jusque là je le prie de s'exercer lui-même s'il le veut bien par l'essai de ces applications. Mais où il se tromperait le plus grossièrement ce serait s'il voulait se hâter d'appliquer ces principes à sa conduite envers les États actuellement existants Que la constitution de la plupart de ces États ne soit pas seulement extrêmement défectueuse mais encore extrêmement injuste et qu'elle porte atteinte à des droits inaliénables dont l'homme ne doit pas se laisser dépouiller c'est sans doute ce dont je suis intimement convaincu et ce dont j'ai travaillé et travaillerai à convaincre également le lecteur. Mais il n y a pour le moment qu'une chose à faire à leur égard : accordons-leur ce que nous ne devons pas nous laisser prendre de force bien convaincus qu'en cela ils ne savent pas eux-mêmes ce qu'ils font mais en même temps travaillons à acquérir d'abord la connaissance et ensuite l'amour de la justice et à les répandre tous deux autour de nous aussi loin que peut s'étendre notre cercle d'action. La dignité de la liberté doit s'élever de bas en haut mais l'affranchissement ne peut venir sans désordre que de haut en bas. Quand même nous nous rendrions dignes de la liberté les monarques ne nous permettraient pas d'être libres. Ne crois pas cela ô lecteur. L'humanité est restée jusqu'ici fort en arrière pour tout ce qui lui est nécessaire mais si je ne me fais pas tout à fait illusion le moment est venu où l'aurore va paraître et le grand jour la suivra en son temps. Tes sages ne sont en général que les aveugles conducteurs d'un peuple plus aveugle encore ; tes pasteurs en sauraient-ils davantage eux qui pour la plupart sont élevés dans l'oisiveté et dans l'ignorance ou qui s'ils apprennent quelque chose n'apprennent qu'une vérité arrangée tout exprés pour eux eux qui comme on sait ne travaillent plus à leur propre culture dès qu'ils ont commencé à gouverner qui ne lisent aucun écrit nouveau si ce n est tout au plus quelques pages bien sophistiquées et bien délayées et qui sont toujours en retard sur leur siècle au moins de toutes les années de leur régne. Tu penses bien qu'après avoir signé leurs ordres contre la liberté de penser et livré des combats où tant d'hommes se sont entretués, il ne leur reste plus qu'à s'en aller dormir tranquillement on se disant qu'ils ont vécu un vrai jour de souverain, un jour agréable à Dieu et aux hommes. Il ne sert à rien de parler car qui pourrait crier assez haut pour frapper leur oreille et pénétrer jusqu'à leur cœur en passant par leur intelligence Il n y a que l'action qui serve. Soyez justes ô peuples et vos princes ne pourront pas persévérer tout seuls dans l'injustice. Encore une remarque générale et je laisse le lecteur à ses propres réflexions. Il ne lui importe pas de connaître mon nom car il ne s'agit pas ici d'apprécier la véracité d'un témoin mais de savoir si les principes qu'il doit examiner lui'même ont ou non quelque valeur. Mais il était très important pour moi de songer en composant cet écrit à mon siècle et à la postérité. Ma règle comme écrivain est celle-ci : « N'écris rien dont tu aurais à rougir à tes propres yeux ». Et l'épreuve que je m'impose à cet égard est dans cette question : « Pourrais-tu vouloir que ton siècle et s'il était possible toute la postérité sussent que c'est toi qui as écrit cela ? J'ai soumis le présent écrit à cette épreuve et il l'a très bien supportée. Je puis m'être trompé. Dès que j'y découvrirai des erreurs ou qu'un autre m'en montrera je m'empresserai de les rétracter car il n'y a pas de déshonneur à se tromper. Je me suis sérieusement attaqué à l'un des sophistes de l'Allemagne cela ne déshonore pas cela honore celui qui n'aime pas la vérité aime son ennemi. Il sera le premier auquel je me nommerai s'il a quelque raison de l'exiger. Défendre une erreur que l'on tient pour une erreur en embrouillant artificieusement les questions en recourant à d'insidieux stratagèmes en mettant de côté s'il le faut tout principe de moralité ; fouler aux pieds la morale et ses fruits les plus saints : la religion et la liberté de l'homme, voilà ce qui est déshonorant et voilà ce que je n'ai point fait. Mon cœur ne me défend donc pas de me nommer. Mais dans un temps où un savant ne rougit pas en examinant l'ouvrage d'un autre savant de l'accuser de haute trahison et où il pourrait bien y avoir des princes qui accueillissent une pareille accusation, le lecteur comprendra que la prudence commande l'anonyme à quiconque est jaloux de son repos. Pourtant je prends à l'égard du public l'engagement d'honneur que j'ai pris avec moi-même de me faire connaître comme l'auteur de cet écrit soit dans le cours même de ma vie soit après ma mort. Les rares personnes qui pourraient me reconnaître d'une manière ou d'une autre verront trop bien que rien dans ces feuilles ne les autorise à ne pas respecter les motifs qui m'ont fait garder l'incognito et qui leur sont inconnus.

Fichte : Considérations destinées a rectifier le jugement du public sur la Révolution française (1794)

Aucun commentaire: